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Deuxieme sexe simone de beauvoir analyse critique

Simone
Claude Cotard

(©2019.ClaudeCotard)

Comment l’avait-il connu ? Tout le monde connaissait son nom, mais de là à la croiser ? Il y avait un monde. Un océan. Une coupole céleste.

Elle était là, assied sur cette banquette des deux magots, célèbre brasserie de Saint-Germain dont il n’est plus utile de situer l’historique. Car c’est rapport à l’historique qu’il avait décidé de prendre un chocolat en ce lieu légendaire.
Le serveur, en habit noir et blanc selon la tradition, servit le chocolat préparé à l’ancienne à partir de tablettes fondues dans du lait et le café, comme autrefois, dans de vrais pots apportés fumants à table.

Elle était là, la tête penchée, occupée à écrire sur un carnet noir à coin rouge Dieu sait quelles nouvelles, quelles pensées . Un turban sur ses cheveux gris.

Il ne put s’empêcher d’observer, presque fasciné, non, fasciné était bien le mot, ses mains fines et agiles bien que révélatrice d’un âge avancé. Sa frêle silhouette vêtue avec une élégance devenue rare de nos jours.
C’est alors qu’elle commit un homicide, qu’elle l’assassinat. Elle leva lentement la tête vers lui.

 Quelle arme secrète ? Quelle force inconnue avait-elle utilisée ? Quel élixir magique pour que son cœur à lui, en croisant ces yeux-là, se mît à danser au point que Claude cru un instant qu’il allait imploser dans sa poitrine. Une sorte de feu venait de le traverser et provoquer une combustion de tout son être. Un véritable coup de foudre qu’il ne pouvait lui cacher de par le propre regard qu’il lui renvoya. Par le sourire qu’il lui adressa sans même s’en rendre compte. Avait-il rougi ? Il en avait bien le sentiment, tout comme il avait la certitude qu’elle l’avait ressenti, perçue.
Mystère des atomes, lui qui venait de fêter ses 48 ans, elle qui devait bien en avoir 75 ans passés, et il venait de sentir son cœur tomber à genoux comme celui d’un adolescent pour une jeune tourterelle.

Ce cœur qui battait à la chamade. Comme elle était belle !
Dans sa tête, il cita son prénom, Simone. Il crut tout au moins avoir cité son prénom dans sa tête, parce qu’elle lui adressa son plus beau sourire pour murmurer un « oui ? »
Aurait-il prononcé son prénom à voix suffisamment audible pour qu’elle l’entendre, bien qu’ils ne soient pas si éloignés que de deux tables ? Oui, assurément puisqu’elle avait entendu.
Que répondre à ce « oui ? » à peine murmuré, juste avec une pointe d’amusement ?

– Que vous êtes belle !
 
Claude se trouva honteux, il n’avait rien trouvé à dire d’autre sur l’instant et cette réponse lui était sortie de la gorge instinctivement.
Elle émit un petit rire et, il crut la voir un instant rougir elle-même, une telle femme, c’en était incroyable.
Allait-elle le prendre pour un gigolo sur le retour ? Pour un fou ? Un dégénéré en mal de femme mûre, ou penser que cette remarque spontanée était due à sa célébrité à elle et qu’il allait lui demander quelque chose ? Peut-être, manœuvre d’un jeune écrivain en quête de parrainage et de soutiens pour être édité ?
Rien de tout cela pourtant, il était vraiment fasciné par ces yeux, ce sourire, cette élégance dans les gestes et par ce mystérieux halo qui ne s’explique pas lorsque l’on a le coup de foudre pour quelqu’un d’inconnu.
Elle n’avait pas répondu de suite. L’avait fixé, un instant sévère, sans être agressive aucunement. Comme pour sonder son regard. Ce regard qu’il sentait le pénétrer et le mettre à nu. Regard qui embrasa encore davantage Claude.
Enfin, elle sourit à nouveau, un sourire d’une tendresse infinie.

– Merci

Et maintenant ? Qu’allait-il faire ? En rester là ? Il était comme un enfant en face de son maître. Comme un adolescent en face de son idole.
Ils ne disaient rien, se fixaient du regard, se sondaient. Enfin, elle le sondait plutôt, car lui se demandait avec panique le comportement à adopter. Il fallait qu’il se jette à l’eau, qu’il réagisse.

– Puis je sans vous importuner avoir l’honneur de partager votre table ?

Elle sembla réfléchir un instant, se sonder elle-même, le regard maintenant ailleurs, songeur. Le sourire ayant disparu. Puis, après un instant de silence, posa à nouveau son regard sondeur sur lui. Enfin, un sourire réapparut sur son visage, un visage d’une douceur fascinante, pour Claude.

– Oui, oui tout à fait !

Claude ne se le fit pas dire deux fois et s’installa en face d’elle. Posa le livre qu’il lisait depuis quelque temps. Eut comme un éclair en réalisant que c’était un livre d’elle, et voulu un instant le dissimuler en le posant sur la chaise à sa droite.

– Lettres à Nelson Algren, annonça-t-elle. Avez-vous si honte de me lire que vous cherchez à dissimuler ce livre ?

Leurs yeux ne se quittaient pas, mais Claude se sentait rougir de plus en plus. Elle avait posé cette question sur un ton espiègle.

– Dieu que non ! Je n’ai jamais rien lu de plus beau !

Décidément, il se sentait d’une maladresse ahurissante et sa réponse lui était sortie comme un cri du cœur.

Le regard de Simone se fit plus appuyer. Son sourire plus attendrit encore, au point que Claude se sentit parcouru d’un frisson, perceptible pour elle, il en était sur puisqu’elle posa une main ridée, mais d’une douceur exceptionnelle sur la sienne.

– Où vous avez quelque chose à me demander, ce que je ne sens pas, où vous êtes fou jeune homme ! Savez-vous quel âge m’appartient ? 78 ans, et vous quoi ? 40 ? 45 ? Comment vous appelez-vous ?

Il manquait à tous ses devoirs, il n’avait pas même pensé, moindres des politesses, à se présenter.

– Je suis confus, je m’appelle Claude et je ne suis qu’un promeneur devant l’éternel, et cela, depuis 48 ans, tant de temps pour vous trouver.

Simone émit un petit rire qui la rendit encore plus belle aux yeux de Claude, si cela avait été encore possible.

– Comme c’est joliment dit. Et qu’attendez-vous de moi, Claude ?

– Que pourrais-je encore attendre de vous, madame ? J’ai déjà tout eu, vous m’avez déjà tout donné !

Simone parut surprise, le fixa, intriguée. Laissa planer un instant de silence, un instant d’autoréflexion, puis reprit la parole de sa voix grave.

– Tout ?

– Oui, vous m’avez accordé votre sourire ! Quelle autre richesse ce monde peut-il comporter qui lui est supérieur ? Je n’en ai nullement entendu parler si elle existe.

Devant le sourire qu’elle lui adressa, Claude se sentit fondre de l’intérieur. Rien n’avait été préparé de sa réplique, mais était sorti naturellement, en droite ligne de son cœur. Elle devait le prendre pour un fou.

– Enfin Claude, vous me faites rougir comme une jouvencelle, si j’avais imaginé un jour m’entendre dire ça à 78 ans, j’aurai pensé être à ce moment-là totalement démente, mais comme j’aime que tu existes !

Elle avait baissé les yeux pour répondre. Claude réalisa deux choses. En premier lieu, est qu’elle avait sa main sur la sienne, ensuite qu’elle venait de le tutoyer.

– Chaque paysage rencontré doit être admiré attentivement, mais j’aime tout autant que vous existiez à cet instant précis, cela donne un sens précieux à mon chemin parcouru. Juste cet instant excuse toutes les luttes et a tous les écueils.

Simone le fixa, troublée d’entendre de telles paroles, et de plus qu’elles lui étaient adressées à elle. Car enfin, elle était fort âgée, et le jeune homme en face d’elle possédait beaucoup de charme en plus d’avoir un langage séducteur au possible, suffisamment pour qu’elle se sente rajeunir de quelques dizaines d’années. Elle avait déjà entendu bien des mots d’amour, mais il y avait déjà longtemps.
Elle leva lentement sa main pour caresser les cheveux blonds de son interlocuteur, comme pour relever une mèche. Un éclair de tristesse passa dans ses yeux, puis disparut.

– Serais-tu fou ou aveugle ? L’automne m’a recouvert déjà de son manteau alors que toi, tu es encore en été ! De qui sont ces citations, dis-moi ?

Claude se sentit un instant déstabilisé, avant de répondre en toute vérité :

– De moi, les mots me sortent ainsi, assurément c'est vous qui m’inspirez, car ils me viennent ainsi, sans préméditations aucunes.

– C’est d’autant plus flatteur alors. Incontestablement tu devrais écrire si ce n’est déjà le cas. Mais, je vais devoir y aller. Promet moi de me donner l’occasion de mieux te connaître, de t’entendre encore, de contempler tes yeux, ces yeux azur, troublants, fascinants, ce sourire qui mériterait tout un roman, tout au moins un chapitre, d’entendre ces mots menteurs, peut être de te lire.

Claude saisit la main de Simone, la porta à ses lèvres pour y déposer la caresse d’un papillon. Puis la fixant avec son plus doux sourire.

– Je vous en fais le serment, madame, cela devient un but. J’ai hâte déjà d’entendre à nouveau votre voix, de me gorger de votre sourire, de me repaître de votre regard, car les mots menteurs ne sont pas dans ma nature, je tiens donc à vous le démontrer, avec le temps.

Simone se leva, un peu émue, assez pour tenter maladroitement de le dissimuler. Caressa la joue de Claude, et, lorsqu’il voulut ajouter quelque chose, posa son index sur ses lèvres, délicatement.

– La parole ne représente parfois qu’une manière, plus adroite que le silence, de se taire. Ne dis plus rien et laisse-moi savourer ces paroles que tu m’as offertes et qui feront que cette journée sera pour moi ensoleillée.

Elle sortit une carte de visite de son carnet, la lui tendis, lui adressa son plus beau, son plus doux sourire, et s’éloignât vers la rue de Bucci.


Claude voulut payer sa note, mais le serveur lui apprit que la dame avait déjà réglé. Claude en fut confondu, que ce soit lui qui règle, comme il en avait l’intention, lui aurait paru plus logique.
Il remercia le serveur et s’éloigna. Sur le pas-de-porte, il jeta un œil vers la rue de Bucci, mais Simone avait déjà disparu.

Une main se posa sur son épaule. C’était son ami François.
François et lui s’étaient connus sur un forum internet, en discutant littérature. Puis, s’était rencontré lors d’un salon du livre à Paris.

– Comment va ? Tu fais quoi ?

– François ! Tu ne devineras jamais avec qui je viens de m’entretenir !

– dis !

– Simone de Beauvoir !

François éclata de rire. Claude n’en comprit pas la raison. Puis son ami ajouta :

– Tu es grave toi ! Complètement atteint…

– Tu ne me crois pas ? interrogea Claude un peu choqué.

– Mais enfin, Simone de Beauvoir est morte il y a quatre ans, en avril 1986 !

Puis il éclata de rire à nouveau.

– On t’a joué une bonne blague ou alors tu te fous de moi !

Puis voyant que Claude prenait un air soucieux, François comprit que Claude parlait sérieusement.

– Quelqu’un a dû te faire marcher, ou tu as un décalage espace-temps. C’est il y a 14 ans que tu l’as rencontré, pas ce matin. Ne t’en fais pas et ne pense plus à ça, tu prends un verre ?

Claude refusa poliment, prétextant qu’il en sortait et avait du travail. Il s’éloigna pensif et on pouvait même dire, fort perturbé. Ou il devenait fou, ou on s’était joué de lui. Pourtant, cette femme était le sosie de Simone de Beauvoir. Pourtant, et il le réalisa à l’instant, possible qu’il venait de revivre des événements vécus quatorze ans plus tôt, alors qu'il travaillait comme barman au café-tabac « Le Reinitas », boulevard Saint-Germain.

À peine chez lui, rue saint-honoré, il se précipita machinalement sur son PC, vérifier les dernières informations sur l’auteur des « lettres à Nelson Algren ».

C’était bien la femme qu’il avait rencontrée, le même que celle de 1976, avec qui il s’était entretenu de façon si romantique. Claude ne comprenait pas ce remake.
Ou alors quelqu’un s’était joué de lui, mais les mots, les gestes, les attitudes, les regards mêmes avaient été les scrupuleusement identiques que ce matin de mai 1976. Comment était-ce possible ?
Et cette carte de visite alors ? Claude la sortit de sa poche et la consulta. Juste une adresse, mais aucun téléphone. Il pensa se rendre à l’adresse, dans le quartier des deux magots dès le lendemain et de tirer la chose au clair, mais probablement ne reverrait-il jamais ce fantôme. Quoique cette carte de visite, il ne l’avait pas inventé, quoi que quelqu’un eût bien dû trouver suffisamment amusant de se jouer de lui au point de payer l’addition à la célèbre brasserie. Et cette ressemblance ? Claude était plus que perplexe.
Plus il repensait à la scène, plus il était perplexe.
Cette femme qui avait pourtant l’air d’être une habituée des deux magots. Son naturel pour lui répondre et jouer son rôle. Il essaya finalement de ne plus y penser. Mais, au cours de la journée, de la soirée, la pensée de cette aventure lui revenait sans cesse. Après avoir tenté bon gré mal gré de travailler à un roman, son premier, avec le rêve d’être un jour édité, Claude renonça et se sentit le besoin de se plonger dans la suite de sa lecture du livre de Simone de Beauvoir.

Il lut jusque tard dans la nuit, ayant fait une grande consommation de café, et s’endormit vers les 3 h du matin. Rêvant de ces lettres enflammées que l’auteur avait envoyées à son amour américain entre 1947 et 1964. Revivant la scène de la veille, se demandant si finalement il n’avait tout bonnement pas rêvé cette rencontre, ce souvenir.
Ce n’était pas la première œuvre qu’il lisait de Simone de Beauvoir, mais il avait déjà lu toutes les autres. Il avait une soif de connaître davantage cette femme, de relire principalement les « mémoires d’une jeune fille rangée » sa biographie.
Au loin, quelque part, une vielle femme avait dû bien s’amuser de ce quadragénaire venant lui offrir comme on offre un bouquet de roses, des mots et des phrases toutes empreintes de poésie et de séduction. Peut-être le dernier bouquet qu’elle recevrait de sa vie.
Cela étant entendu, Claude ne regretta nullement, gardant en lui ce sentiment que cette femme âgée, certes, lui était tout de même apparue très belle. Ho pas de cette beauté que l’on discerne chez une femme plus jeune et qui nous donne des envies plus ou moins charnelles. Non, c’était plutôt un ensemble de grâce, d’élégance dans la façon d’être. Probablement une appétence intellectuelle aussi, et même prioritaire.
Il lui était déjà, rarement, arrivé de croiser une femme âgée et à qui il trouvait un charme irrésistible, ainsi, et cela, sans équivoque malsaine. Pour marguerite Duras, Simone Signoret, pour ne citer qu’elles, mais dans ce cas, le charme des rides ne dépareillait pas du charme intellectuel.
Il trouvait de plus chez ces femmes une sensibilité souvent mal perçue si on ne savait les lire ou passer au-delà de leur regard, pénétrer ce que leurs yeux, leur sourire, parfois crispé, pouvaient émettre comme onde et comme invitation au voyage.
On comprenait alors que les cheveux blancs peuvent être, chez certaines d’entre elles, une couronne majestueuse. Leurs rides des sillons, traces d’amour souvent donné, moins souvent reçu.
C’est étonnant comme ces traces du temps peuvent illuminer celles qui ont beaucoup aimé sans recevoir en retour toute la tendresse qu’elles ont pu offrir et pourtant en garde une bonté édifiant leur beauté.
C’est sur ces pensées que Claude sombra dans un sommeil profond.

Claude dormait régulièrement la fenêtre ouverte.
Il se réveilla au chant d’un oiseau. Jeta un œil au réveil. 7 h 30. Sa première pensée fut pour elle. Inconsciemment. Ce regard, ce sourire, ce mystère.
Puis il en fut surpris. Il se leva rapidement. Après une nuit de sommeil suffisante, il se levait toujours rapidement, n’étant pas trop du genre à lézarder au lit.
Première chose, son café, puis ensuite sa cigarette. Il se planta devant la fenêtre avec vue sur les toits. Claude demeurait dans un vieil immeuble de la rue Saint-Honoré, entre la rue de l’arbre sec et celle du beaujolais. Au sixième étage sans ascenseur, dans les combles. Il y avait un studio bien aménagé, vivant seul avec pour seul compagnon, son chien, un caniche noir qu’il avait surnommé « Toy’s » à cause de sa taille. En fait, ce caniche qui aurait dû être de la taille toys était devenu moyen. Peu lui importait. Il l’avait eu à la naissance chez un éleveur et ne l’avait plus jamais quitté, un peu à l’image du chien de Philippe Noiret dans « Alexandre le bienheureux ».

Le ménage étant fait, il n’y avait que rarement du désordre chez lui, Claude s’installa confortablement dans son canapé, son café et ses cigarettes à portée de main. Le chien à ses côtés comme à l’accoutumée vu que celui-ci ne le quittait jamais, du moins des yeux.
Il s’empara du livre de Simone et poursuivit la lecture abandonnée la veille. « Samedi matin 28 juin 1947 ». Il n’en était qu’au début encore, mais ces lettres le passionnaient par autant d’amour, de poésie et par la qualité de l’écriture. Cette femme lui apparaissait vraiment attachante et quel homme n’aurait aimé recevoir de telles lettres ?

Les heures passèrent et rien ne vint troubler sa lecture, sinon de temps en temps la pensée qu’il faudrait qu’il se mette lui-même au travail. Il commençait à prendre conscience qu’il allait devoir se mettre une discipline de travail. Son roman n’avancerait pas dans le cas contraire.

Mais vu l’heure, il était déjà 8 h 30, décidé à se rendre de nouveau aux deux magots, il ne jugea pas utile de commencer, vu qu’il allait devoir se préparer à partir. Il posa son livre. Acheva de boire son troisième café, puis sortit le chien.
Sitôt remonté, sa douche prise, il ressortit pour prendre le bus en direction du Quartier latin.
En fait, il ne s’attendait pas à retrouver l’inconnue qu’il persistait à appeler Simone, car dans son esprit, ça restait ainsi, malgré l’invraisemblance du faîte. Il pensait surtout à se rendre à l’adresse indiquée sur la carte de visite et voir ce que ça donnerait, qui était à cette adresse.
Il aimait depuis l’enfance parcourir ce quartier. Claude prit le boulevard du palais jusqu’à Saint-Michel. S’arrêta un instant pour contempler pour la énième fois la fontaine, jeter un œil aux rayons de la grande librairie, Gilbert Jeune. Par la rue de la harpe, il rejoignit le boulevard Saint-Germain. Enfin la rue de Buci.

À l’adresse indiquée, une plaque commémorative. Bien sûr, pas question donc de demander Simone de Beauvoir à qui que ce soit, à moins de passer pour un aliéné. Il se tourna alors vers les deux magots.
Quelle ne fut pas sa surprise en apercevant de l’entrée, la présence de Simone, à la même place que la veille, comme si elle n’en avait pas bougé. Seul son ensemble avait changé, bien que tout aussi élégant que celui de la veille. Ce coup-ci Claude était décidé d’arrêter la comédie et de lui demander qui elle était et la raison de cette petite galéjade dont il s’en sortait, il aurait bien dû l’avouer, fort grotesquement, car qui ignorait que Simone de Beauvoir était défunte depuis bien des années, à part lui qui semblait l'avoir oublié ?
Il s’approcha d’elle, et comme la veille, elle leva lentement la tête, lui adressa son plus charmant sourire et son regard le plus doux.
Claude vit les beaux yeux de Simone irradiés de plaisir en l’apercevant. Il se sentit tout d’un coup désarmé et ne sut lui répondre que par un sourire complice. Son propre regard brillant et fasciné n’aurait pu cacher le ravissement qu’il avait de la retrouver de toute façon.

– Permettez, Simone que je m’attable avec vous ?

– Je t’attendais.

– Vous saviez que j’allais venir ?

– C’est le désir qui crée le désirable et je désirais te revoir ce matin comme tu désirais ardemment me revoir.

– Depuis combien de temps venez-vous ici ?

– Ho bien des années, mais ces derniers temps, je t’attendais toi. Entre deux individus, l’harmonie n’est jamais donnée, elle doit indéfiniment se conquérir, et je savais que tu finirais par être là.

– Et vous écrivez ici ? En m’attendant ?

Elle éclata d’un rire sincère.

– Mais je n’écris plus depuis des années enfin, comment pourrais-je ?

– Comme vous faisiez pour vos autres œuvres non ?

Son regard se voila un instant, puis prit une profondeur sérieuse.

– Mais j’étais vivante alors !

Claude n’en croyait pas ses oreilles. Se demanda s’il avait bien entendu, ne sut que balbutier :

– vivante ?

– Enfin, qui ignore que je me suis éteinte il y a plus de 20 ans à cause de ma dépendance à l’égard de l’alcool et des amphétamines ? Que je suis enterrée dans la même tombe que Sartre ? Au cimetière de Montparnasse division — juste à droite de l’entrée principale boulevard Edgard Quinet. Que veux-tu ? Sans échec, pas de morale !

Claude en restant figé un instant, essayant de rassembler ses idées.

– Alors vous, vous n’êtes pas Simone de Beauvoir ?

Elle pencha la tête légèrement, posa son menton sur sa paume, un sourire amusé, amusé, mais tendre, le fixant de ses yeux les plus doux, séducteur à mourir.

– Ça te paraît impossible hein ? Et pourtant si je suis, dans ta conscience tu es dans la mienne. Chacun expérimente sa propre conscience comme un absolu. Comment plusieurs absolus seraient-ils compatibles ? C’est aussi mystérieux que la vie ou que la mort. C’est même un tel problème que toutes les philosophies s’y cassent les dents.

– Mais vous êtes là, je vous vois, je vous entends, je sens votre parfum saisissant ! Quel est ce mystère ? Pourquoi moi ?

Le véritable but de ma vie à été peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. Les autres dans le moment présent, c’est toi. Tu me vois, tu m’entends, tu me sens, car tu le désires au plus profond de toi et c’est toi qui me rends si vivante par ton esprit et par ta conscience. Pour ma part, je tiens le réel pour un simple accessoire, au lieu d’adapter mon état de défunte à la réalité, je poursuis envers et contre tout ma propre réalité. Ne cherche donc pas trop à comprendre les choses et vis le moment présent.

En parlant, elle lui avait pris les mains, la tête toujours un peu penchée. Elle avait parlé avec une voix douce quoique rauque.

– Ton scepticisme manifeste une lucidité qui n’est guère mienne. Entre moi qui existe quelque part, hors d’atteinte, et toi, vivant, il se crée une sorte de communion. Au lieu de vivre une petite histoire particulière, nous participons à une épopée spirituelle.

Claude l’avait écouté attentif. Au fond, il s’en moquait. Elle était là et rien d’autre ne comptait. Même s’il flirtait avec la folie. Probablement finirait-il dans un asile, l’hôpital Sainte-Anne ou celui de ville Evrard, peu lui importait, elle était là.

– Qu’écris-tu en ce moment ? Questionna-t-elle avec un regard malicieux, mais attentif à la réponse tout en lui tenant toujours la main sur la table .

– Heu j’essaye un roman, mais c’est mon premier et je dois dire que ça n’avance pas bien vite. Mais comment savez-vous ?

– Je sais et je suis là pour ça ! Tu dois adopter une discipline de travail. L’autodiscipline est essentielle. Écrire est un travail si on veut le faire sérieusement, un travail qui n’est déjà pas donné à tout le monde. Il faut en avoir le don et le talent. Pour l’inspiration, je sais que tu trouveras. Tu es dans une période transitoire dans ta vie, or c’est au sein du transitoire que l’homme s’accomplit, ou jamais.

Puis elle se tue. Lui sourit. Un moment de silence passa, pendant lequel ils se regardèrent.

– Maintenant, va, médite, et mets-toi au travail.

Elle se leva, rajusta son turban, et, avec une distinction qui lui était propre, sortit de la brasserie, se retournant juste à la porte pour lui adresser un sourire attendri. Et, de nouveau, comme la veille, disparue dans la rue de Buci.

©2019.ClaudeCotard

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